APRÈS UNE ÉLECTION TRUQUÉE, DES VILLAGEOIS DU SHANDONG DÉNONCENT UNE "DÉMOCRATIE DE DÉCORATION"

 

05/03/2002 | Le Monde | CHINA |

 

Reportage: Une illustration des limites de l'expérience des élections de village

Shilaoren (chine de l'est) de notre envoyé spécial - Le "rocher du vieil homme": Shilaoren doit son nom à cette saillie rocheuse - au profil de Sage - surgie des flots de la mer Jaune qui baigne la péninsule du Shandong. Shilaoren est un village de pêcheurs qui ferme, au nord, la baie de Qingdao, croissant de sable blanc et complexe de villas. Le contraste est saisissant entre la station balnéaire au luxe tapageur de nouveaux riches et cette banlieue de briques et de tôles, où les filets de pêche s'étalent dans la poussière des bas-côtés. Un contraste aussi criant que l'abysse séparant les beaux discours sur les élections de village - une réforme fièrement brandie par le régime pour illustrer l'enracinement de la démocratie - et une pratique dévoyée sur le terrain.
"Un crime en pleine lumière". Le villageois - s'exprimant sous réserve d'anonymat - ne décolère pas. Il est outré par la manière dont les élections de Shilaoren, tenues fin janvier, ont été truquées. Il explique comment le chef du village a confisqué leur carte d'électeur à trois cents habitants jugés non loyaux et qui "pesaient" un millier de suffrages par le jeu de procurations. C'est un tiers du corps électoral qui a ainsi été amputé.
Devant l'ampleur de la fraude, qui a permis d'éliminer de la course les candidats indépendants dénonçant l'"absence de transparence" de la gestion des affaires locales, environ quatre cents villageois ont manifesté jusqu'au siège de la municipalité de Qingdao. "Rendez-nous notre droit de vote, clamait une de leurs banderoles de couleur rouge. On réclame une élection juste." Les protestataires ont entonné l'Internationale. "On pleurait en chantant", raconte le villageois rebelle.
Les officiels locaux ont recouru à l'intimidation physique pour les réduire au silence. De "gros bras" stipendiés se sont livrés à des passages à tabac. Un coup de feu a même été tiré en direction du domicile d'un des opposants, le blessant d'éclats de verre. Devant une telle effervescence, l'élection a finalement été invalidée, mais aucune sanction n'a été prise contre les manipulateurs. C'est au contraire les contestataires qui, après avoir été rudoyés par les "voyous", sont maintenant dans le collimateur de la police qui procède à des interpellations. Le villageois qui livre son témoignage au Monde n'exclut pas que son tour finisse par arriver. "Ces élections de village, c'est de la démocratie de décoration, explique-t-il, amer. En fait, les officiels du parti continuent de diriger comme avant."
Ce genre de poussée de fièvre jette une lumière crue sur les limites de l'expérience des élections de village en Chine. L'histoire de ce chantier politique remonte à 1987 quand fut adoptée une loi organique sur les comités de village à l'initiative du vétéran Peng Zhen, alors président du comité permanent de l'Assemblée nationale populaire (ANP). Alarmé par la détérioration des relations entre cadres et villageois, M. Peng était convaincu - contre une large partie de l'appareil - que de telles élections de villages permettraient d'éliminer les chefs corrompus ou tyranniques et relégitimerait ainsi le Parti communiste auprès de la base rurale.
L'application de cette loi a pu jouer dans certains cas ce rôle stabilisateur. Mais elle a aussi attisé des tensions, notamment quand les autorités du canton refusaient d'organiser les scrutins de peur d'y perdre leur autorité dans les villages. A de très nombreuses reprises, les villageois ont dû militer activement - manifestations, pétitions... - pour que leur droit théoriquement reconnu s'inscrive dans la réalité. Le gouvernement clame que les deux tiers des huit cent mille villages que compte la Chine ont pu accéder au vote. Les experts étrangers sont plus sceptiques : le taux serait, selon eux, plutôt de 10 %, au maximum 30 %.
Et quand bien même la consultation finit par être organisée, de nouveaux problèmes surgissent, dus en particulier aux manipulations par lesquels les chefs en place tentent d'évincer les rivaux. Une révision de la loi en 1998, en assurant la tenue de primaires pour la sélection des candidats et la confidentialité du vote, était censée remédier à ces dérives. Elle n'a toutefois pas pu prévenir la fraude de Shilaoren. Tout comme elle n'a pas empêché un grave conflit d'éclater fin 1999 dans le village de Quanwang, dans la même province du Shandong. Triomphalement élu à la tête du comité de village, l'"outsider" Sun Xuede s'est aussitôt opposé au secrétaire local du Parti communiste, impopulaire en raison de malversations financières. Le duel a fini par tourner à l'avantage de ce dernier, qui a obtenu l'arrestation de son rival au motif qu'il aurait organisé des attroupements subversifs : Sun Xuede a été condamné à huit ans de prison.
La grande fragilité de cette réforme tient au fait que ses concepteurs ont d'abord voulu en faire un instrument de consolidation du parti. A moins d'être désavoué par l'échelon supérieur, le secrétaire du parti du village se sent en général investi de l'autorité nécessaire pour museler ses rivaux, fussent-ils validés par le suffrage universel. Loin de clarifier les choses, la révision de la loi en 1998 les a compliquées en posant que la branche locale du parti constituait le "noyau de la direction" du village. C'est précisément ce que contestent les villageois de Shilaoren, contempteurs de ce "crime en pleine lumière".